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Je joins un texte qui a été publié avec le reportage souvenir de mon oncle paru en 200O avec ses photos de la Retirada anniversaire de l'époque où les réfugiés républicains espagnols arrivant en France étaient mis dans les camps d'Argelès etc ; ceci est imposé par l'actualité : le rejet actuel des "Migrants" :
Quelques photos du peuple
De Manuel Moros, peintre : 1898-1975
Moros a été , dans son art, connu parmi les peintres modernes du XXè: il a exposé plusieurs fois à Paris ou à Perpignan. Mais il a été aussi un remarquable photographe notamment des réfugiés espagnols ; il a été -et ceci est méconnu- l’observateur des plus humbles de ses contemporains comme cela se fît aux USA, dans la grande tradition ethnographique ( voir H. Becker: « Exploring Society Photographically » concernant les plus grands photographes, de M Mead à Douglas Harper), un genre qui n’est pas passéiste, mais indispensable à la compréhension sociale.Rappel de sa situation : Il a été photojournaliste militant, fournisseur de documents imagés et engagés pour la presse, documents reconnus partout aujourd’hui grâce au travail de E. Forcada et G. Tuban eux qui ont le mieux interprété et présenté ses photos émouvantes de la Retraite espagnole de 1939 dans une très belle édition et un excellent commentaire des deux auteurs, édité à Perpignan .Ces deux auteurs ont produit de nombreuses informations biographiques sur Moros ( voir in fine l’étude fouillée de E .Forcada), homme au destin étrange et complexe. Je voudrais, quant à moi, son neveu, évoquer non le peintre, mais son activité de reporter spontané au sujet d’une cause, celle du peuple de paysans , bergers, pêcheurs du Roussillon. J’admirais ces photos ; nous en parlâmes souvent : il m’a légué tout son stock dont je donne ici une idée en les replaçant dans leur contexte d’artiste peu conventionnel à la suite d’une enfance « errante ».
Sa biographie est inhabituelle et émouvante. Rejeté, renié puisque accouché sous X : sa mère issue de la grande bourgeoisie parisienne, enfante de lui à 20 ans mais célibataire , elle refuse de reconnaître cet enfant « bâtard ». Le père lui le reconnaissant lui donne son nom, et le confie à une nourrice ! Trois ans après, ce père, peintre Colombien, est rappelé dans son pays pour diriger une importante académie : Manuel désormais seul est placé en orphelinat. Il va être ensuite « à demi » récupéré par sa famille maternelle puisque sa mère le reconnait enfin et le placera chez sa belle-mère (entre- temps, cette mère a fait un bon mariage avec un homme d’affaires). Cette vieille dame, pour Manuel, serra une mère bien que sans lien du sang. Il est interne chez les Frères de Noisy -le- Sec., toujours sous le nom déclaré Moros. Donc de père étranger, il n’obtiendra la nationalité française qu’à l’âge de 12 ans sur décision juridique. Voir photo de mariage de sa mère, ou elle est entourée de ses deux enfants dont Moros – famille catholique ancienne, « tradi » ; proche du pouvoir sous les second Empire flirtant plus tard avec l’extrême-droite.
Parcours chaotique que ne stabilisent pas de bonnes études chez les Frères éduquant les enfants de la bourgeoisie « chic » de la banlieue parisienne . Il sera laissé pour compte une seconde fois quand on ne peut ( ou ne veut) lui payer des études au-delà de 16 ans ; il se place alors comme ouvrier agricole dans des fermes de maraichers du voisinage jusqu’à son incorporation à l’armée en 1916 quand il a 18 ans . Blessé en 1918, il se retrouve prisonnier, ouvrier dans une ferme de Bavière : la fille du propriétaire s’éprend de lui et le poursuivra de lettres quand il sera rapatrié en 1919 (amusé, il me montrera ces lettres passionnées)
Son éducation en tant que peintre commence à l’Académie Jullian qu’il fréquente deux ans . Il paye ces études, de sa prime de démobilisation et d’une indemnité annuelle pour une incapacité partielle (de 20%) pour sa blessure aux poumons au Chemin des Dames. Après ces études, il fait quelques expositions de dessins et quelques ventes. Puis il décide de partir en Catalogne. Cette partie de carrière est aujourd'hui bien documentée. En province, loin de Paris, il entre dans un autre monde : celui de la province affichant son autorité et ses prétentions artistiques. Par son mariage avec la fille d’un architecte renommé, il fréquente la bourgeoisie perpignanaise des arts, des affaires et du commerce de résidences à décorer. Grace à cette entrée, il se fait connaître, expose, vend et, à l’occasion, fréquente une importante colonie d’artistes de « l’Ecole » dite de Collioure. Où il rencontre les grands peintres du temps. Le succès lui tend les bras et il est très en vue. Mais après six ans, il divorce et se coupe du milieu des élites locales argentées . En manque d’ouverture d’expositions et d’acheteurs, il quitte Perpignan, pour ouvrir et vivre d’un cabinet de photographies ( identités, mariages, presses, motifs pour cartes postales). Alors qu’il a remonté la pente (son activité à Collioure marche notamment grâce à la valeur reconnue de ses photos sur la retraite républicaine espagnole et ses cartes postales éditées) voici que1940 arrive ! Encore mobilisé dans la défense passive, il ne vend guère, la photo de famille ou de loisirs n’est plus un marché lucratif.
Depuis plusieurs années, il rencontrait régulièrement, l’été, trois amies fréquentant la Cerdagne : toutes trois institutrices -dont deux sœurs- venant de Toulouse. Il épousera plus tard l’une d’elles, qui est la sœur ainée de ma mère. Ma tante, donc, non encore mariée, m’emmena passer mes vacances à Collioure ou à Argelès pour le « bon air » ; (ma mère restant auprès de son mari et de sa fille, ma cadette)! Quand fin 1942, les Allemands envahissent la région, il se marie et s’éloigne définitivement, renonçant à l’inspiration locale pour ses peintures ou ses photos qu’il cache ou amène en son déménagement
Il rejoint le logement de fonction de sa femme, institutrice de classe unique, dans un petit village en Haute Garonne, où il sera connu comme jardinier . En effet il cultive un très grand terrain attenant à l’école :il vit en troc avec les paysans locaux : lait, fromages, œufs contre fruits et légumes de sa production. Il repart sur un nouveau style de peintures, de photos, et aussi -fait remarquable- de lectures se découvrant, dans sa solitude artistique, une passion pour les manuscrits anciens ou les auteurs caustiques du passé , du Moyen Age (Rabelais, Montaigne, St Simon etc). Également il s’intéresse aux livres sur la culture asiatique en tant qu’érudit. Mais il reste au courant des modes et suit les nouveautés parisiennes en littérature moderne. Que ce soit peintures, estampes, tapisseries alors peu à la mode ou musique moderne, atonale, jazz etc… ou que ce soit les grands classiques du XXè, P. Claudel, À. Gide, P. Valery,A. Camus et surtout Kafka ; il s’invente une culture personnelle, extrêmement originale puisqu’il lit beaucoup, réfléchit en solitaire et vit une sorte d’ascèse intellectuelle. Il s ‘entoure de silence, d’autant qu’il est de nature peu volubile, y compris avec sa femme, ou ses voisins, les paysans qui apprécient sa discrétion et sa connaissance du travail agricole . Il est féru de musique et de documents sur l’Orient extrême : la Chine, Japon, Laos, etc. Dans le même temps, il reconstruit une cercle d’amis dans la bourgeoisie toulousaine non conventionnelle, proche de lui pour son amour de la montagne qu’il pratique avec eux. Il peint dans un style nouveau, peu figuratif, inspiré de l’art de la décoration japonaise : lignes courbes ,épurées , simplicité des abstractions ( les meilleurs tableaux de cette sont reproduits dans le livre de Tuban et Forcada) ; il pratique les dessins calligraphiques, les photos d’art de la nature ( neige, eau, scènes paysannes, plantes et fleurs ou arbres aux formes originales)
Je l’ai connu à ce moment-clé, le fréquentant souvent, étudiant à Toulouse. Son scepticisme manifesté de façon argumentée ,outre un refus et une critique des illusions morales et béates sur la nature humaine, plaisaient à des jeunes gens révoltés par la société bourgeoise, triomphante dans les années 1960 . Sarcastique, dénigrant mais sans provocation tous les idéalismes, il était bienveillant à l’égard des gens de condition modeste. D’un port sévère, rarement souriant, silencieux mais pas bougon, ironique sur les codes de la morale et d’orgueil, il évitait les publics aux prétentions artistiques ou littéraires ronflantes. Cependant s’il expose à Paris, il ne vend guère. A de rares occasions, il revoit son demi-frère musicien (violoniste à l’orchestre de Bordeaux), avec qui il est en bons termes mais qui mourra jeune . C’est le seul membre de sa famille maternelle qu’il revoit. Je suis le seul « de la parentèle » qu’il supporte. Je le fréquente pour fuir l’ambiance de la faculté de Droit, alors fascisante au cours de la guerre d’Algérie et de ses retombées à Toulouse, également pour fuir les conventions petites bourgeoises de mon milieu (révolte adolescente ordinaire) ! Ses discussions et l’ouverture de sa bibliothèque de même que ses conseils, me furent bénéfiques pour me former une personnalité libre, outre un grand goût pour la lecture en tout genre. Aussi pour apprendre à lire vite, avec quelques notes au crayon en marge, pour fixer le souvenir ; et d’autres modes d’invention d’une personnalité. Il m’a appris aussi le contact direct avec la « terre », un rapport quotidien de deux heures au moins de marches, la haute montagne, le jardin, la contemplation etc
Il poursuivra ce genre de vie de solitaire à Manosque où sa femme est nommée ; ils achètent un petit appartement avec vue sur la Durance, au pied de la colline du Mont d’or, situé non loin de la maison de Jean Giono ; il loue un jardin et commence à l’exploiter. Il décèdera pourtant loin de là, frappé d’une crise cardiaque dans l’appartement de vacances prêté par mes parents pour ses séjours à Banyuls qu’il affectionne. Il meurt quelques jours après l’hôpital. Il ne veut aucune cérémonie ni réunion intime ; il demande d’être enterré en anonyme dans la fosse commune.
Il m’avait auparavant en quelque sorte « adopté »,, me désignant comme son légataire universel dont une trentaine de tableaux, sa bibliothèque de 300 ou 400 livres, d’art notamment et de littérature française « moderne », il m’ait fait lire à 15 ans : Camus, Sartre Malraux et surtout Gide ; ainsi que les nombreux poètes publiés chez Seghers. Il me laisse aussi, outre son appartement, 300 photos de toute sorte, dont celles de cet album que je sors pour un dernier hommage à celui qui m’a formé intellectuellement, car je n’avais qu'une faible culture personnelle. De plus, il m’a donné le goût de l’ascétisme de moyens, une sagesse de la vieillesse en quasi ermite qui est également mon choix personnel, en haute montagne, présentement.Beaucoup de « natures mortes », plantes aux formes originales, fleurs rares, scènes de labour ou moissonnage, meules et animaux dans la nature. Tous les objets décoratifs originaux, selon les normes de chaque milieu, sont photographiés s’ils correspondent à ses normes de beauté épurée, d’équilibre dans le décor et de légèreté. Ses sujets ou ses paysages sont sans détails superflus et manifestent une recherche de la simplicité et de jeu avec la lumière.
Tel est l’homme qui a traversé trois-quarts de siècle en occupant toutes les positions dans l’échelle sociale. Rejeté, repris, ré-abandonné, refaisant surface, il a pratiqué tous les milieux sociaux :la haute bourgeoisie parisienne des arts ou des lettres, les prolétaires des villes ou des champs, les petits artistes de grandes villes ou de la campagne ; il a fréquenté les Ecoles de peintures renommées ou les groupes avant-gardistes, des plus classiques ou des plus marginaux. Je considère aujourd’hui que son point de vue sur les classes sociales est un des plus expérimentaux et « réfléchis » possibles ; ce qu’il m’a donné à voir, utile en sociologie, de son travail d’artiste ou de son style de vie, est une ouverture sur le monde, que rares, des intellectuels de mon temps ont pu rencontrer.
Je réfléchis à son mode de semi-retrait ou de silence, recherché ou non, dû à ses allers -retours au sein de la bourgeoisie jusqu’au bas du monde agricole. Cela lui donna une vision perçante, un œil acéré, à double cible: indigène nulle part et intégré à rien, sinon en tant que pièce rajoutée, ici ou là, dans tel ou tel milieu, momentanément. Ni misanthrope et encore moins philanthrope, un homme extrêmement original dont l’itinéraire et l’indépendance de pensée me fascinèrent ! Pas grincheux pour les gens qu’il supportait, encore moins aigri, il pouvait être d’un humour dévastateur ou simplement ironique au sujet des prétentions sociales et des vanités mondaines de quelques-uns bien en vue. Surtout il était avare de son temps et de ses mots, se consacrant à une culture personnelle, travaillant ses photos, peintures et autres productions (dessins, esquisses, aquarelles, cailloux ou autres objets naturels trouvés au hasard de ses promenades) ; bref une culture de la beauté visuelle simple, à affiner sans cesse. Je le vis régulièrement Toulouse pour mes vacances et mes W-E. Il m’encouragea à publier mes « poèmes « de jeunesse, » !! me fit lire sa riche bibliothèque, m’expliqua les estampes et dessins « chinois », l’équilibre de l’art japonais. Il m’a initié à une sagesse orientale (mais tout ceci, je ne l’ai compris 50 ans plus tard) et m’a fait aimer la musique éloignée, africaine ou d’Orient, le plaisir d’exposer chez soi de menus objets décoratifs qu’il achetait chez des collectionneurs d’art africain ou d’autres brocanteurs, en avance sur son époque ! .
Tout ceci paraîtra aujourd’hui complètement désuet et si décalé qu’il est un peu ridicule de le sortir de l’oubli. Un enfant de la bourgeoisie qui rejoint effectivement le peuple après deux aller-retours par choix et non par accident : c’est incompréhensible ! Voici une anomalie qui se réalise peu de fois dans un demi-siècle ! on justifiera , par-là, son humanisme discret, la qualité humaine de ses photos ou celle de ses tableaux tardifs : l’Homme y est petit dans la nature mais immense dans le cosmos ; l’art populaire est un art réaliste à part entière mais on ne lui laisse pas le temps de s’exprimer et de conceptualiser et autres de ses convictions .Voilà ce que je voulais souligner avant d’aborder quelques caractéristiques de l’originalité de ses photos du peuple, de valeur artistique et informative indiscutable.La beauté des visages ( ce texte est en principe accompagné de 5O photos choisies)
une singularité pour un non photographe : Moros a photographié le regard surtout des enfants arrivant dans les camps après avoir échappé à Franco: peindre, surprendre ou imager le regard des autres est une gageureUne recherche de l’équilibre et de la beauté en soi : telle est la figure humaine d’une expression naturelle saisie au vol. Même la tête animale a une simplicité biblique. Le visage surpris par l’objectif recèle la tension, l’émotion, l’effort, la place du travailleur dans cette immensité : la plaine, la montagne, la mer, espace naturel où l’homme est petit, mais grand par sa situation de témoin réflexif
La beauté des visages du peuple : pas simplement parce qu’ils sont « peuple », ni les visages burinés parce qu’ils expriment le labeur collectif, pas plus que la mère espagnole migrante avec son enfant dans ses bras ne sont que des compositions sur la douleur. Plutôt des réflexions sur « la condition humaine ». De la Retirada, il a donné des images si expressives qu’elles nous troublent encore : visages de femmes réfugiées à la frontière dont une photo qui a fait « le tour du monde » des musées, aussi saisissante que les patres grecs idéalisés ou les modèles féminins de la peinture de la Renaissance
Moins connues étaient ses prises d’attitudes, ses « angles » de vue inattendus d’enfants, de vieillards où personne ne pose évidemment : tout sur le vif, sans être vu, que ce soit en ami ou acteur. Danse avec le blé, le ballet autour de la batteuse ; danse avec les arbres quand 2 ou 3 bucherons écorchent le chêne, frappant à tour de rôle, ou encore la mer infinie qui fait danser le bateau de pêche. La valeur du travail populaire est toujours magnifiée, de manière non folklorique, encore moins touchante, mais avec la dureté et la précision du scalpel : précision et radicalité signifiante. La beauté au quotidien des visages (ni corps ni têtes entières) mais plutôt la saisie d’un éclair du regard, une émotion, tension dans l’effort. Le visage humain est beau à tout âge mais certains vieillards ou enfants saisis au hasard font voir des expressions ou gestes baroques (enfants au jeu) sous l’angle du « naturel » à l’insu . Même le joueur de boules a une posture originale sinon gracieuse, le chaisier également très concentré, ou le brocanteur ; et des animaux domestiques (hors chiens et chats, ici quasi absents). Le simple quotidien ; le corps et l’outil ; le mouvement lent et réfléchi, la solitude à plusieurs, la chaîne du travail dans le marquage des animaux, la présence et l’aide des femmes lors du repas commun, la sieste etc.. De ces animaux au travail ou la préparation du repas, ou bien la sieste, toute une force se dégage : le mouvement, lent, posé, calme ou bien la solitude dans l’immensité de la mer ou de la campagne. La marche en montagne est rythmée par le cheval ; l’avancée silencieuse du groupe sur le sentier est conduite par le berger : en général homme qui œuvre seul, qui marche, ou celui qui laboure, qui répare le filet. Le photographe est ascétique dans ses moyens d’expression, mais l’œil est acéré et décape la scène d’attributs secondairesLa profondeur de la photo
Groupes ou travailleurs isolés, l’horizon est toujours là, haut et puissant. Du collectif, il se dégage un silence : le panoramique de montagne impose la sérénité au berger, comme à l’animal de trait qui, dans l’espace vide, se concentre sur l’effort. Finalement l’homme est minuscule sous l’horizon et le ciel est écrasant mais il s’en dégage un équilibre, un apaisement, un sens de l‘adhésion consentie à la tâche, la concentration des travailleurs séparés ou assemblés. Il y a, non pas une philosophie politique ou sociale, ni un esthétisme allogène, mais une sympathie avec l’aspect routinier de la vie ; mais si lointain aujourd’hui qu’il nous parait exotique. Le travail des autres, ceux qui nous nourrissent, qui entretiennent notre milieu, si discrètement que nous ne les voyons plus, ne les regardons plus travailler, et même quand, visibles, ils sont sous nos pieds dans la tranchée urbaine, ou en hauteur sur le bâtiment qui s’élève, ou au volant d’engins qui nous gênent mais qui se « polluent » d’abord eux-mêmes . Le corps est rarement entier, ni la tête complète, mais on ne décèle bien sûr aucune idéalisation, sauf la force du regard et un certain ascétisme du décor extérieur choisi :le tracé de lignes choisies, droites et des angles ou volumes simplifiés. Ses paysages de neige, ses labours et ses moissons, toutes ses natures mortes sont des modèles d’équilibre, de facture soignée, recherchée. Les courbes et droites du sujet sont épurées. Et ses nombreuses fleurs, arbustes, plantes sauvages, arbre unique, sont saisissants par la force de la beauté simplifiée, naturelle. Toutes les peintures de ses dernières productions obéissent à cette facture ascétique, sans fioritures.
Les visages du peuple ou la profondeur de la scène commune sont une célébration du travail, plus qu’un jeu formaliste. Moros y fut attentif dans les années 30 et 40, plus que bien de ses contemporains, il nous informe par les sens de l’expression visuelle au sujet des travailleurs de la terre ou de la mer, sans idéalisme militant, ni esthétisme particulier. Il le montre dans cet échantillon d’une soixantaine de photos que j’ai choisies, dans les centaines qu’il m’a laissées. Le travail modeste de l’artisan photographe, proche du populaire est en effet si oublié, si négligé, si occulté aujourd’hui que, pour être « moderne » , il paraîtra peut-être ridicule de le ressortir, tant il est hors de notre temps.
Cependant Moros et d’autres émules sont des témoins profonds pour nous-mêmes, notamment si la bourgeoisie les a rejetés hors des familles et des bâtardises. A côté de lui, il existe de nombreux méconnus aux témoignages oubliés de leurs époques. Par deux fois il s’est placé du côté du peuple, ouvrier agricole anonyme, militant du soutien aux réfugiés espagnols, grâce à « l’image diffusée » et engagée ; un signe de sa vie. S’il fut un marginalisé comme beaucoup d’autres inconnus, il a parfaitement assumé. On affirme cela en considérant qu’il est « aller mourir » dans ce pays de Cerdagne où il se sentit tant de fois renaître après son parcours accidenté. Néanmoins, les échos contemporains de son cri silencieux par des images si fortes nous saisissent encore aujourd’hui.
Par exemple, celle de la vieille femme portant un fagot qui semble sortie du livre de Jaurès que je cite : « Elles rapportaient, non pas sur leurs épaules sur leur dos une charge de verts rameaux. Et le vent qui passait par le feuillage éveillait, tout autour de la vieille paysanne comme un vaste bruissement de la forêt ; mais elle n’entendait pas et cheminait son pas automatique sans comprendre cette chanson de rêve ». La photo particulière (page ) pourrait être une de ses légendes, illustrant notre cécité, celle que soulignait Jaurès sensible au labeur du peuple.
Y a-t-il un art populaire, en soi, ou est-ce un sous-produit de l’art dominant et légitime ? Les classes inférieures peuvent-elles créer un art à part entière ? Par exemple le soin apporté à l’élégance de quelques objets ou produits de l’activité quotidienne : le bâton sculpté de berger, la décoration d’une étable,l' arrangement d’instruments bien disposés, sont-ils là pour le plaisir de l’œil ? Moros le pensait mais c’est plus que cela : l’harmonie de quelques espaces ou formes d’ outils est une façon d’être, peu spéculative certes, néanmoins c’est une façon de sentir autonome, une sensibilité bien réelle par rapport aux critères dominants conformistes ( gratuité du geste, sans formalisme de règle esthétique). Dans La réalité du monde sensible, Jaurès ( titre de sa thèse) « d’emblée entend se démarquer de tout idéalisme subjectif et va à l’encontre de la démarcation philosophique qui affirme le sujet pensant pour s’en aller poser l’existence du monde » ( cf C. Dupont ). Alors Jaurès déclare : « Le travail humain appelle à soi, avec les vifs rayons de la lumière d‘aujourd’hui , la force obscure de la lumière de jadis !Et le « geste auguste du semeur » ouvrant le cycle du blé que la houille achèvera , ne s’élargit pas seulement aux horizons visibles : il évoque en outre maintenant, pour l‘accomplissement suprême de l’œuvre, les forces qui rayonnèrent dans les horizons du passé » voilà ce que dit un philosophe à la cité » ; dans le beau texte :La houille et le blé, la question de l’art du peuple selon Jaurès, nous oriente vers un esthétisme où les classes basses ne pourraient l’exprimer qu’avec de pauvres moyens, moins de force et d’audace que les autres classes. Quand on avait discuté de cette déclaration de Jaurès (qu’il trouvait un peu paternaliste et sentimental), Moros prétendait ,bien sûr, que le peuple a un sentiment inné du beau , une sensation de l’esthétique, mais que c’est une erreur de croire qu’il ne le théorise pas, qu’il ne sait pas le formaliser, l’ enseigner et transmettre la beauté d’un bâton sculpté de berger, les fioritures des artisans bâtisseurs d’églises , ou dans la décoration de telle masure, l’association choisie de fleurs dans un jardin de primeurs. Toutes sont des manifestations visibles des classes sociales basses, dans la production qui sont aussi pensées que d’ autres intellectualismes. Néanmoins elles sont diffuses par manque de moyens de distribution refoulée ; telle était l’opinion de Moros qui, par ses photos, fait vivre ces opinions. Moros pensait que Jaurès était un protecteur ambigu de morales esthétiques et qu’il y avait, en soi et de manière suffisante, une recherche de beauté évidente parce qu’il existe des attitudes , des postures, des mouvements, une plastique chez tous les travailleurs du blé ou de la houille, de la mer ou de la forêt, qui ont valeur esthétique; ne serait-ce que pour ceux qui vivent la sensation de l’immensité du ciel ou de l’horizon, là où le labeur se déroule, ainsi que le sentiment que le travail est tout, sauf une solitude et un isolement, mais un geste collectif, une relation réussie et riche aux autres. Chacune de ses photos, qui réclame notre attention, fait surgir la dimension de l’homme dans l’espace, vide ou panoramique, et la force harmonieuse du groupe. « L’art du peuple », senti par et exprimé par le « peuple », serait moins connu parce qu’il n’a pas les moyens et l’ambition de diffusion d’autres expressions. C’est tout, mais ce n’est pas une différence de nature, ni une réhabilitation et il n’y a pas réelle compétition. Ce sont la non fréquentation, le non partage des conditions de vie qui nous empêchent de voir un art et une force, telles que la solitude dans l’immensité ou l’association de groupes dans le labeur quotidien. Sa photo est plus que tout autre, un raisonnement esthétique, sinon philosophique, une élaboration venue de sa réflexion et de sa longue observation (il passait beaucoup de temps à contempler un éventuel « sujet » avant de le « travailler » avec l’appareil de photo). Il a ainsi développé un regard sociologique de manière aigüe et il nous encourage à le suivre dans cette voie. Tel est l’objet de cet album.
Histoire des photographies d’un homme sans patrie et sans frontières
L’homme qui a pris deux fois l’ascenseur social ,à la montée et à la descente, fut un enfant de la haute bourgeoise artistique d’affaires qui ne le reconnait pas, puis qui le « récupère », mais alors il redescend ouvrier agricole à 16 ans ; pourtant il remonte la pente en intégrant à Perpignan la bourgeoisie locale mais il redescend dans une semi pauvreté pendant la guerre de 39-45.Il a su développer un œil social exceptionnel , un regard acéré dur les classes sociales quand il décide de vivre en autarcie, sur le salaire de sa femme, institutrice à Manosque en fin de carrière, originaire des classes moyennes assez ouvertes pour accepter qu’il vive aux crochets de sa femme. Photographe et peintre indépendant, à partir de 1950, il ne vend plus et ne fréquente guère les musées ; à la fin, un peu les librairies mais il reste en contact avec des cercles d’amateurs bourgeois parisiens, des amis non conventionnels comme lui. Il est devenu une sorte de moine ascétique, bibliophile qui lisait Montaigne dans le texte original en s’aidant d’un dictionnaire de vieux français et lisait les Mémorialistes acides comme Saint Simon, ou d’autres au regard dévastateur. Il démystifiait tous les discours humanistes convenus. Il s’affichait antireligieux mais pas anticlérical, apolitique complexe : bref une personnalité fascinante d’un scepticisme absolu sur la nature humaine, riche et utile pour les jeunes gens de ma génération portés à un idéalisme que l’époque (guerre d’Algérie, post-colonialisme) allait désillusionner .Par contre il fut très intéressé par Mai 68 qu’il regarda de loin mais intensément en recherchant les meilleures photos. Une personnalité hors-pair qui marquait les gens qui le rencontraient et qui appréciaient son esprit acerbe et décapant.
Pourtant c’est à travers ce scepticisme et ce décalage qu’on se doit de construire un regard sociologique lucide et acéré
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