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Dormir dehors
Selon Thoreau, marcher en forêt c’est désobéir (Rousseau le grand marcheur le pensait aussi).
Pour moi dormir à la belle étoile quel que soit le temps c’est aussi ne pas obéir aux lois de conformisme, des conventions et des contraintes du besoin de confort. Pas besoin d’aller dans le Massachusetts ou dans les forêts de Sibérie… pour sortir des sentiers battus et des excès du modernisme
Ne pas obéir compense et justifie le refus de la protection artificielle des villes, de la chaleur de sa maison et le refus de se sentir mouton, noyé dans la masse de la foule anonyme. Dormir dehors signifie une perception très différente de la nature, du monde minéral ou vivant. Cela commence dans l’enfance par apprivoiser les bruits étranges nocturnes, par retourner la peur du noir en amitié solide avec l’obscurité, par rencontrer peut-être sans les craindre, nos fantômes intérieurs. En dormant dehors, on maîtrise quelques heures son destin loin des horaires et contraintes des « effrois » de notre temps. Il y a longtemps que je pris cette habitude pour me débarrasser des miasmes de la civilisation organisée jusqu’aux minuscules détails de notre vie. C’est pour ce genre d’éducation, qu’adepte régulier de cette pratique, j’y mène souvent mes enfants ….ou des amis curieux de cet univers inconnu qu’est la nature, la nuit. Tout s’y transforme : des bruits aux perceptions des couleurs du soir ou du matin, et bien sûr la meilleure connaissance de la vie sauvage, celle des animaux
Sortir la nuit de chez soi, c’est sortir de soi, de la protection artificielle de la civilisation : c’est penser librement. La situation nocturne y convie .Partir seul à l’aventure dans un coin peu habité, voire désert, c’est se consacrer à l’essentiel ; construire ou aménager son abri improvisé, faire un feu pour cuire son repas (notamment si on a pris quelque poisson avant) . Partir la nuit hors de chez soi c’est aussi s’enraciner dans la vie organique ; c’est fonctionner auprès des arbres, élément essentiel de la protection de l’humanité dès ses débuts. Pour moi les arbres me protègent de la pluie ou de la rosée, m’octroie le bois pour le feu , me donnent le droit accrocher mon hamac (je suis partisan de ce couchage depuis que j’en pris l’habitude chez les Indiens d’Amazonie ;un hamac bien choisi protégeait de l’humidité et des animaux rampants en forêt équatorienne ). La nuit, ici, dans un endroit totalement isolé me donne la possibilité de renouer avec mon passé. En général je choisis la montagne, les bords des lacs ou des rivières, ou encore les cabanes de pierres sèches des bergers du Causse : là où on ne rencontrera personne. Bien choisir son arbre, comme Brassens le dit, est essentiel : on doit calculer une distance correcte pour la suspension, l’orientation et la solidité du hamac! Tout un symbole : l’arbre a été l’ami de Henry Thoreau, celui de Sylvain Tesson en Sibérie aussi. Le bois représente tout dans la mythologie des gens de la nature, des marcheurs ; il sert à toutes sortes d’usage sans parler des fruits : bois de construction, bois des vaisseaux afin de traverser les mers, bois de chauffage. Le foyer de la grotte préhistorique jusqu’à la maison protectrice ont été alimentés par lui pendant des millénaires. Il est aussi la protection contre le vent, atténue la pluie ; il parle à travers ses branches sous le vent ; il se plaint, gémit ou adoucit la violence de la bourrasque
Donc d’abord toucher l’arbre, obtenir sa confiance, accrocher nos affaires lui laisser le temps de se familiariser avec l’intrus que nous sommes. Lui qui va nous balancer au gré de la brise, fait admirer son fut et ses bouquets de branches qui, vus du bas, couché à leur pied, nous transmettent sa force, son éternité au-dessus de nous, loin du sol
Ordre des taches vitales
1) Nettoyer d’abord l’endroit choisi des déchets de la civilisation de loisirs et de ses pollutions de la part de promeneurs ou des touristes peu responsables
2) Ranger ses affaires, prendre ses marques d’un soir ; préparer du bois pour le feu , se baigner ou trouver un bon endroit de pêche particulièrement si on a emmené son canoë gonflable
3) Puis explorer les alentours ; écouter la rivière, admirer la voûte céleste et vérifier si la « belle étoile » est arrivée,
4) En partant laisser la place intacte; notamment remettre les pierres qui ont servi au foyer à leur place initiale, recouvrir les cendres de terre et de feuilles ; n’abandonner aucune des traces de son passage que le temps serait chargé d’effacer : la nature n’est pas faite pour notre service ; c’est l’inverse
Une nuit dehors : on ne s’ennuie pas ; au contraire. Mais à notre époque, on n’écoute pas ce message; ici, pourtant, on peut reprendre possession de soi-même et retrouver le sens du silence. Non qu’il n’y ait pas de bruit la nuit. Au contraire, il y en a de multiples : arbres qui « parlent » au gré du vent, l’eau tumultueuse du torrent ou les animaux nocturnes qui s’appellent .Le tout a une sonorité singulière, selon la situation géographique ou la saison ; une autre musique, douce ou colérique. On ressent l’histoire des hommes qui depuis des éternités vivaient là et qui eux respectaient la nature nourricière. Les arbres qui vont soutenir mon hamac sont mes deux piliers de cette régénération. Chaque fibre, chaque branche s’élance à cette recherche de liberté. C’est pourquoi je noue une relation particulière avec eux . A passer des nuits dehors, je retrouve le goût de marcher pied nus, ce que je ne peux faire en ville ; je choisis là un mode de circulation dont j’use régulièrement dans la vie quotidienne, chez moi dans mon jardin et en tous terrains. On ressent directement notre lien avec le minéral, la solidité de la terre qui nous supporte. Le contact fréquent avec le sol que j’apprends à mes enfants est une nécessité organique afin de se sentir en accord avec son environnement matériel
4 Ne pas oublier de contempler le coucher du soleil, de se laver au torrent. Et le faire également au sens figuré, afin de se laver de toutes les fausses obligations, les artifices et les occupations oiseuses imposées par notre société. Cela permet d’ établir à l’occasion une autre relation humaine avec d’autres solitaires. Quand on rencontre le berger avec ses moutons, le pêcheur et ses truites, le ramasseur et ses champignons, on noue un rapport simple et authentique puisqu’ils sont amateurs et connaisseurs de la nature nourricière que nous respectons ensemble
Une autre relation humaine de qualité
Si j’ai emporté un livre de Thoreau je le lis à l’aide de ma frontale ; alors, je ressens les mêmes sensations exprimées dans sa Bible : « Désobéir » (Cf p 106) qui est une Ode à la forêt. La sauvegarde du monde implique la préservation de cette nature sauvage dit-il :
« Je pénètre dans la forêt comme dans un lieu saint ; c’est là que se trouve la vigueur, la moelle de la Nature La préservation des animaux sauvages suppose la création d’une forêt pour qu’ils puissent y demeurer ou s’y retirer. Il en va de même pour l’homme. Il y a cent ans on vendait dans nos rues de écorces prélevées sur les troncs de nos arbres et autres plantes médicinales… Je crois en la forêt, en la prairie, et en la nuit qui voit pousser le grain (p100).. Le voyageur peut fort bien s’étendre dans les bois la nuit presque partout en Amérique du Nord .Il y a quelque chose dans l’air qu’on respire en montagne qui nourrit l’esprit et l’inspire » p 97.
A mon retour dans la « civilisation », je vois la société d’une autre manière : plus miséricordieuse, plus compréhensive et je suis plus tolérant à son égard. Ceux qui pratiquent ces bases fraternelles entretiennent et font survivre le respect de la Nature font comme moi. Car nous sommes plus nombreux qu’on le croit à exercer cette démarche, non de retrait égoïste et de refus de la société, mais de recherche d’un meilleur rapport à la société à travers une relation profonde avec notre mère : la terre. Donc j’envoie ce signal à tous ceux qui n’ont jamais essayé et qui vont le tenter .Partager cette Renaissance et se ressourcer : ce pas de côté, dans les horaires et contraintes de la vie quotidienne, est une source de résistance face à la société quand on la trouve parfois trop conformiste ou envahissante .
Alors... ce que je viens de raconter n’est pas une histoire à dormir debout, mais simplement un geste de bonne santé et d’équilibre mental que tout un chacun peut pratiquer à l’abri du regard des curieux, des pulsions de l’exhibition ou de la grande absence de modestie ; choses si banales chez nos contemporains .Je suis jaloux de ma liberté et je n’en parle qu’à mes très proches ; je n’aurais pas confié mes réflexions si mon père - qui connaît la chose et l’a pratiquée - ne m’y avait invité. C’est pourquoi je n’écris ce témoignage qu’à l’adresse du petit nombre de personnes, celles qui sont aptes à comprendre : bien sûr mes familiers et quelques amis intimes qui, eux, ont saisi le sens profond de l’acte de dormir dehors : Alors Bonne Nuit !
Doc
La chanson de Brassens est « auprès de mon arbre,je vivais heureux »
Les deux livres de Thoreau :Désobéir et de S. Tesson dans les forets de Sibérie sont édités en livre de poche
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